L’infiltrée du rap game, c’est elle

Interview de Juliette Fievet

Juliette Fievet est une insider. Son dada à elle ? Faire ressortir le meilleur des rappeurs et musiciens invités dans son émission hebdomadaire Légendes Urbaines, diffusée sur RFI tous les samedis à 12h10.

Devenue un des rares piliers féminins dans le rap game, cette ch’ti d’origine s’est attiré l’amitié des plus grands artistes en devenant notamment manager de Kery James, mais aussi de Sean Paul, Nelly Furtado et Shaggy. Rien que ça !

On a voulu en savoir plus sur cette femme “qui pèse” dans le milieu de la musique, figure ultra sympathique et bosseuse comme pas deux, visiblement surveillée par une bonne étoile et qui a su profiter d’improbables rencontres pour guider sa carrière. Rencontre.

 

Le rap et vous, c’était le coup de foudre ?

Je viens d’un village du Nord qui s’appelle Fournes-en-Weppes, autant te dire que je suis Kamini, il y avait plus de vaches que d’habitants, donc tu vois... Je n’ai pas du tout grandi dans une cité, mais je me croyais dans le bendo en train d’écouter Public Enemy ! J’écoutais déjà beaucoup de rap. Mes parents sont dans la panique la plus totale. Je me mets à la danse, j’essaie évidemment de faire du rap… Et je suis tellement heureuse qu’à l’époque il n’y ait pas Instagram ou Snapchat, sinon je me serais affichée ! Les dossiers, mon frère… Les expériences sont faites pour savoir où se situer. Du coup, j’ai vite abandonné.

 

Quelle rencontre a changé votre vie ?

Fugees groupe de musique hip hop

À 18 ans, c’est la grande époque des Fugees. Avec des copines, on rêvait d’aller au concert à Lille, mais on n’avait pas d’argent. On attendait devant que quelqu’un nous vende des places moins chères. Là, Wyclef Jean passe devant nous. Il s’était perdu et nous demande où sont les loges. Moi, je parlais anglais - avec le sport, c’était la seule discipline où j’étais bonne à l’école. Wyclef a toujours été un punk, un mec perché qui s’en fout. Il nous fait entrer dans les loges.

On tombe sur Lauryn Hill et Pras Michel, donc (les autres membres du groupe, ndlr), et… le journaliste Olivier Cachin, qui reste depuis ma garantie absolue dans le métier ! Bref, de la science-fiction. Wyclef nous demande de leur faire visiter la ville, on prend le métro, on se retrouve à manger un mafé chez ma pote. Après ça, on passe bien sûr pour des mythos dans tout Lille, personne ne nous croit. Puis Olivier Cachin nous rend justice en citant nos noms dans son interview.

 

C’est là qu’est venu le déclic ?

Comme Wyclef nous avait invitées à son gros concert parisien, j’ai pu regarder comment ça se passait dans les coulisses. La révélation. Je rentre chez mes parents, j’étais alors en BTS vente, on me faisait vendre des porte-clés. Je leur ai dit que j’arrêtais tout. Joe la démerde, je décroche un job à l’Aéronef de Lille, une grande salle de concerts. J’ai pu y rencontrer ceux qui sont devenus les grands pontes de la musique et des festivals en France.

 

Comment devient-on manager de Sean Paul ?

Juliette Fievet manager de Sean Paul

La route est très longue ! Je te la fais courte. J’organise deux éditions d’un festival à Lille, je rencontre tout le rap game. Je deviens très pote avec la Mafia K’1 Fry. Doudou Masta me propose de descendre sur Paris pour faire du management et de la communication. J’ai alors à peine 20 ans, et je suis une des seules meufs sur le terrain, en mode guerrière.

Je me suis fait un nom parce que j’ai travaillé cent fois plus. Le DA d’une maison de disques majeure à l’époque, Patrick Colleony, qui a été mon mentor et est décédé maintenant, signe Expression Direkt et me propose de prendre un poste de chef de projet. On me met sur le reggae, je me retrouve en Jamaïque à signer des artistes en direct. On signe le premier album de Sean Paul, celui avec Gimme the Light : Just gimme the light and pass the droooo (elle chante). Je m’occupe de ses tournées en France et en Europe. Pareil avec Ky-Mani Marley (le fils de Bob), Nelly Furtado, Shaggy et Brick & Lace. En fait, le monde est petit.

 

Les rappeurs sont souvent malmenés par les médias… Qu’en pensez-vous ?

J’ai longtemps été frustrée jusqu’à aujourd’hui de faire partie de cette “sous-culture d’analphabètes”, pour reprendre les propos de ce brillantissime Zemmour… qui n’est absolument pas le seul à penser ça. La culture urbaine est toujours prise à la légère, même s’il s’agit de la musique la plus écoutée dans le monde depuis au moins dix ans.

Ardisson est capable de recevoir Vald et de lui dire “Vous n’êtes pas un rappeur comme les autres : vous n’êtes pas noir, vous ne passez pas vos journées en salle de muscu et vous savez que le verbe croiver n’existe pas”. Pareil quand Pascal Praud et son équipe font les étonnés quand ils voient que Kaaris s’exprime normalement. Ça me rend hystérique. Moi, je ne suis pas un bisounours, mais je suis très Michel Drucker, dans mon délire. On fait de l’entertainment, et ces mecs-là ont tous des choses à dire.

 

Parler d’actualité avec ces artistes, c’est une solution ?

Aujourd’hui, le rap est écouté par toutes les classes sociales, toutes les couleurs, tous les sexes. C’est ce que le rap est devenu. Donc aujourd’hui, il faut qu’on puisse en faire des émissions avec une certaine dimension.

J’ai donc proposé à RFI, la plus grosse radio au monde, internationale, géopolitique, de mettre en avant la vie, le parcours et les opinions politiques de ces artistes. Quand Médine se fait interdire de Bataclan, ce que pense Kalash Criminel du franc CFA, Arsenik qui parle des gilets jaunes ou du Rassemblement National, nous en parlons longuement ensemble, avec du recul, sans guet-apens. On prépare tout avant, ensemble.

 

Les guéguerres à la Booba / Kaaris, street cred’ à assurer ou coup marketing ?

Clash rap entre Booba et Kaaris

Le clash, l’égotrip, les battles, c’est culturel dans le rap. Je suis profondément contre ce genre de procédés, parce qu’on n’est pas en position de pouvoir se tirer dans les pattes. Ensuite, ce genre de clash ne profite qu’à celui qui gagne. Quand Nas et Jay-Z le font, c’est du business, tout le monde ressort gagnant. En ce qui concerne Kaaris et Booba, le seul qui en tire des bénéfices, c’est Booba, puisque c’est lui qui gagne quasiment à chaque fois. Il est très bon en marketing, punchlines, et il est drôle !

Ce qui m’inquiète, ce sont les gamins de 12 ans qui se prennent pour des rates-pi et passent au trollage sur Internet. Ça, ça me fait flipper. Je n’aime pas ces énergies-là. Je ne crois pas qu’il faille marcher sur la tête des autres pour se rehausser. Mais voilà, c’est hip hop. C’est le jeu, ma pauvre Lucette : ça fait partie du game.

 

Les réseaux sociaux sont un terrain de jeu de rêve pour cela...

Quand il se passe quelque chose de négatif, les gens réagissent davantage que quand c’est positif. C’est la nature humaine. Tu fais appel à la médiocrité des gens. C’est le même principe que la télé-réalité. Ça marche, parce que Roger et Ginette, qui sont un peu dans une loose, rentrent chez eux et voient des gens dont le niveau intellectuel est tellement peu élevé que ça les revigore. Ils se sentent intelligents et du coup se permettent de se moquer des autres. Twitter, c’est devenu comme ça une poubelle à trolls. Je n’ai pas ce temps ! Je like uniquement.

 

Être une femme dans ce milieu, ça change la donne ?

Moi, je n’ai pas de problème de respect avec les mecs. On parle de la misogynie dans le rap, personnellement je ne la vis pas du tout. Je pense que c’est un milieu misogyne, mais comme tous les milieux au monde, et je ne crois pas que ce soit le pire. Toutes les histoires dégueulasses qu’on a entendues, les #balancetonporc et compagnie venaient de milieux très politiquement corrects.

Ok, dans le rap il y a des nanas en string dans les clips. Et alors ? On ne les braque pas pour qu’elles le fassent ! Les Claudettes de Claude François, ça ne posait de problème à personne… Là c’est le rap, donc c’est une galère. Au Lido, au Moulin Rouge, les filles sont un peu à poil et on considère que c’est de l’art. Quand Brassens fais Putain de Toi et qu’Orelsan fait Sale pute, c’est exactement la même chose, la seconde est même un hommage à la première ! Après, en étant une femme, il faut bien sûr bosser cent fois plus. Évidemment que si j’avais été un homme, tout aurait été plus simple pour moi.

 

Donner la parole aux artistes féminines, c’est plus compliqué ?

Oui, déjà parce que mon émission s’appelle Légendes Urbaines. Je fais venir des artistes peut-être méconnus sur notre territoire, mais qui sont suivis par des millions de personnes dans leur pays. Des “légendes urbaines” féminines, il y en a beaucoup moins. Il faut que je fasse mes preuves, de l’audience, et pour cela je ne peux pas faire de la “découverte”, tu vois. C’est mon choix à moi. Et malheureusement, les meufs sont moins “lourdes” dans le game...

Après, ça fait des mois que je cours après Aya Nakamura, qui n’a pas mon temps. Shay, pareil, compliqué à la serrer. Ce n’est pas faute de les inviter ! J’essaie de combler la présence féminine avec mes super chroniqueuses.

 

Pourquoi est-ce important pour vous d’enregistrer des émissions en Afrique ?

Juliette Fievet dans Légendes urbaines sur RFI

Ma force, c’est d’avoir une dimension internationale. C’est ce qui m’intéresse. Mon but, c’est aussi de pouvoir interviewer des artistes qui inspirent le reste du monde, mais n’ont pas les mêmes moyens que les occidentaux pour développer leur musique. Les mélodies de Niska, Maître Gims ou encore MHD sont très inspirées des musiques du continent africain, et c’est bien d’ailleurs qu’il y ait des ponts comme cela.

J’aimerais simplement que ces artistes le revendiquent ou enregistrent des featurings, par exemple. Comme Jay-Z ou Kanye West ont pu le faire avec des artistes nigérians. J’aimerais que cela se passe aussi en France. Il s’agit de rendre à César ce qui appartient à César. C’est un peu la vocation de Légendes Urbaines, de mettre au même niveau ces artistes inconnus ici et qui remplissent pourtant des stades dans leur pays. Parce que ce n’est que justice.

 

Un album à embarquer sur une île déserte ?

La bande originale du film documentaire de Gilles De Maistre, qui s’appelle Le Premier Cri et signée Armand Amar, qui me semble être le truc le plus formidable et magnifique, avec 15 ou 16 titres d’artistes différents, un orchestre symphonique, etc. Pas du tout urbain, donc ! Mais je pense que je pourrais aller au bout du monde avec celui-là.

Juliette Fievet dans Légendes urbaines

Retrouvez toutes ses émissions en replay sur musique.rfi.fr

Découvrez aussi  l'interview prof de Michèle Laroque.

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